Chagrin d'amour ?

 


Posté le  13.10.2015 à 11h10


 
Je, Tu, Il, Elle, de Chantal Akerman, 1974 - « Vide, la pièce est grande je trouve ». Une voix fluette émerge dans une chambre grise, entourée de noir et blanc. Cette voix légère qui égrène des informations, qui décrit une suite de petites actions, de petits faits, est celle de la réalisatrice, et pour l’occasion héroïne de son propre film, Chantal Akerman. Une fille dans une pièce, habillée, puis nue, qui mange beaucoup de sucre en poudre pendant qu’elle écrit huit pages de ce que l’on suppose être une lettre d’amour. Une fille que l’on retrouve à l’écoute du bruit d’un routier qui mange, conduit, fait pipi et se lave le visage en laissant un filet d’eau s’écouler, un son doux se produire. Cette fille-cinéaste, témoin de la vie des autres, et de sa propre existence, livre ici une œuvre tout à fait différente de ce que l’on a pu voir au cinéma jusqu’à présent et depuis lors. Je, Tu, Il, Elle, au titre parlant, est en effet un film parfaitement imprévisible et hybride, ni tout à fait fiction, ni tout à fait documentaire.



Il ne s’agit pas non plus de la fameuse autofiction avant l’heure. Je, Tu, Il, Elle, est plutôt tout cela à la fois. C’est aussi par la qualité si particulière, stable et puissante de son cadre et de sa lumière, une exposition photo sur la vie urbaine, extérieure, intérieure, la nuit. Chaque image composerait ainsi un cliché parfait d’intériorité humaine et graphique. Tout le talent d’Akerman est alors de construire sans que l’on s’en aperçoive une histoire pas comme les autres et pourtant commune à chacun, une histoire de temps qui passe alors que l’on pense à son amour du moment. Pour échapper à la banalité que trimballe parfois et même souvent un tel propos, Akerman, outre dotée d’un œil, d’un talent visuel remarquable, bannit tout romantisme dans le traitement narratif de son film. Et si elle se roule par terre, rampe, gémit, consomme du sucre de façon obsessionnelle, ou regarde les autres (quand enfin elle se décide à sortir de son antre), elle le fait avec une avidité qui ne laisse aucune place au chichi, à la complaisance, ou au pathos. Je, Tu, Il, Elle, est alors un chagrin d’amour dans une galerie d’art contemporain. C’est ultra élégant, simple, direct, ça saute aux yeux avec douceur, ça prend finalement le cœur.

Virginie Apiou

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