Un poète lisboète
Dans la ville blanche, d'Alain Tanner

 


Posté le  18.10.2015 à 10h30


 

CURIOSITÉS DES ANNÉES 80 - À l’entame des années 80, il n’est pas rare de faire des films comme on écrit des lettres. On pense au cinéma de Marguerite Duras, au premier film de Frédéric Mitterrand.

 

 

Paul, le héros du film d’Alain Tanner, lui, se fait des films ; des films qu’il envoie comme des lettres à sa femme helvète. Paul, c’est Bruno Ganz, l’ancienne icône confidentielle du jeune cinéma allemand. Avec son sourire d’enfant délaissé et son regard qui porte loin, il semble toujours en avance d’une scène. Décalé, hors du temps. C’est à Lisbonne, cette ville en escalier, qu’il a choisit de le remonter, le temps. Il va chercher son sac dans la cabine du cargo qu’il occupait en tant que mécanicien. Son « usine flottante » comme il dit.

Ce temps mesuré à rebours, sur la pendule au dessus du bar de l’Alfama dont il vient de pousser la porte, achève de le convaincre de rester. Il caresse son verre de bière vide : « Votre pendule là, elle marche à l’envers ! - Non, elle marche juste, c’est le monde qui marche à l’envers ! » lui répond, impavide, la serveuse ; une jolie brune qui le défie avec une distance amusée. « C’est un hôtel ici ? – Oui ! - Vous avez des chambres libres ?- Oui, je crois. - Bon je vais en prendre une pour ce soir ». Il va rester bien plus que cela !

Et c’est parti pour le grand dérèglement des sens, une lente dérive avec pour seul guide la mélopée jazzy qui serpente, monte et redescend, aux longs des rues de la cité aux sept collines. Des rues comme des couloirs pour s’abriter du soleil. Une chambre comme un local immense pour trouver le sommeil. Les fenêtres ouvrent sur le Tage, vaste comme un océan d’argent sillonné des chaluts. Le déroulement des jours suspendu à la fantaisie de l’improvisation constitue le ferment même de cette histoire sans histoire. « Si j’avais écrit un scénario, j’aurais rajouté du sens. Et, ce que je voulais cette fois, ce n’était pas du sens, c’était de la matière», précise Alain Tanner.

Il y a tout de même cette rixe nocturne dont Paul sort délesté de tout son argent sans perdre son sourire de ravi de la crèche, cet amour amorcé avec Rosa qui sitôt se consume et finit en cale sèche, ses égarements de l’âme soudain plantés par une fine lame, d’autres dérives encore à la nuit. Et Paul qui toujours erre dans la ville blanche, blanche comme sa mémoire. Film purement sensoriel, Dans la ville blanche est comme un long poème qui vous hantera longtemps. Pour ce qui nous concerne, plus de trente ans.

Pierre Collier

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Dans la ville blanche, d'Alain Tanner (1983, 1h48)

Catégories : Lecture Zen