Un premier film parlant

 


Posté le 17.10.2015 à 17h30



DAVID GOLDER, Julien Duvivier 1931 - Un premier film parlant dont la beauté laisse sans voix ! C’est comme une photographie de Jacques Henri Lartigue qui, sous l’effet d’un souffle nouveau, s’animerait. Joyce, la fille Golder, sa fine main posée sur le volant à quatre branches, dirige distraitement la Bugatti flambant neuve. Le bolide semble affamé et dévale, ventre à terre, les routes pentues de l’arrière pays biarrot. Le soleil est là, partout qui les suit et c’est comme une possible extase, une manière de temps suspendu. De fait, le critique de Paris Soir découvrant le film en 1931, écrira : « les photos sont très belles ». Pas les images, les photos ! Cela tient, de toute évidence, à la perfection plastique ici atteinte (saluons le grand chef-opérateur, Armand Thirard), aux décors épurés et si fort signifiants (Lazare Meerson, un génie sitôt préempté par Jacques Feyder et René Clair), autant qu’au principe de l’enchainement de plans fixes au moment de décrire un paysage champêtre aux accents bucoliques. Duvivier, par exemple, s’attarde sur les moissons et convoque illico le souvenir du chef-d’œuvre de Dovjenko,  La terre , réalisé un an plus tôt et proposé, ici même, dans le cadre d’une Carte blanche initiée par Martin Scorsese. L’autre démiurge du septième art, qui se voit évoqué en regard de la noirceur et la cupidité des personnages est, bien évidemment, le Stroheim des Rapaces. Ceci pour la part infiniment moins solaire du film qui voit le banquier Golder, (formidable Harry Baur), en proie à des relations humaines ici sommairement définies : « L’amour ou l’argent, il faut choisir dans la vie ! ».


Un film noir donc (il faudra attendre 1946 et Panique pour que Duvivier fasse à nouveau preuve, dans son œuvre, d’une telle misanthropie), et un film d’une incroyable maîtrise formelle. Pour son passage au parlant, le réalisateur aguerri du muet évite de faire un film bavard. La bande-son, tout autant superbement restaurée que l’image, a des velléités d’émancipation hors champ et, ce faisant, s’empare de sa propre part du récit qui gagne ainsi en dynamisme. Le dialogue, concis, ne prend en charge que ce qui ne peut pas être montré ; une véritable leçon de mise en scène d’une rare modernité.

« Je défie qu’on y trouve trois phrases qui ne soient pas indispensables » déclarera Duvivier.

Lorsque le même Harry Baur se verra convié, cinq années plus tard, à réendosser les habits du banquier cynique et sans pitié - dans le Samson de Maurice Tourneur d’après la pièce à succès d’Henry Bernstein - gageons qu’il possédait son sujet sur le bout de ses ongles rongés.

Mais, ici, quelle noirceur et quel dépit ! Sans arrêt sur le départ, sautant d’aéroplanes à souffle court en paquebots de lignes transatlantiques, David Golder semble revenu de tout. Désabusé, il recueille un soir la sentence d’un pique assiette hirsute, Solfer, invité réccurent de cette vaste salle à manger lugubre, auprès duquel il trompe sa solitude : « C’est la destinée de tous les hommes. Ils travaillent pour que les femmes s’enrichissent ». Ce qui déclenche, à juste titre, des ricanements outrés dans les salles lyonnaises d’octobre 2015 ! Désabusé, usé d’être abusé, il n’en oublie pas moins d’être cruel et, seule à ses yeux, sa fille Joyce bénéficie de quelques clémences, de quelques baisers. Avec elle, Golder, s’il n’en est pas moins dupe, « Je suis contente de te voir » lui dit-elle en le câlinant, « Oui… tu as besoin d’argent, quoi ! » répond- il, se laisse aller à la tendresse. Lucide en tous domaines, misanthrope jusqu’à la moelle, c’est comme si il n’en revenait pas, lui le molosse aux yeux pochés, d’avoir engendré une telle beauté ; il révèle un cœur d’artichaut que déguste, feuille après feuille, la vive aigrette. Gloria sa femme, (terrifiante Paule Andral), qui réclame ses chèques à coups d’aérogrammes succincts, ne prend même pas la peine de se déplacer pour venir le plumer. En conséquence de quoi, et un poil excédé, il choisit, lui, de rejoindre Biarritz ou madame se pavane tout le jour durant en vidant des cocktails au bar du casino composés comme suit : 1/3 aigreur, 1/3 haine, 1/3 cynisme, tranche d’ananas et fruit confit. Personne pour l’accueillir à sa descente d’avion sinon le chauffeur au volant d’une Rolls, substituée à l’Hispano sans qu’il en fut même informé ! Il file direct au casino pour voir s’ébattre toute une clique envapée d’aigrefins sans finesse, d’improbables comtesses, et de demi mondains poivrés au milieu desquelles Madame Golder se pavane. Elle est au bras de son amant, un certain Hoyos, baltringue concupiscent à la mise soignée. Le genre à ne jamais marcher au soleil par peur de devoir trainer son ombre…

Golder la retrouve plus tard dans l’immense villa, retirée parmi les pins. Ils sont dans la chambre de service où le banquier s’est retiré victime d’un nouveau malaise. (depuis le début du film on le voit régulièrement qui manque s’étouffer devant trop de contrariétés ). Comme elle insiste pour son chèque, il lui répond qu’elle n’aura rien ! Plus rien ! Jamais ! Nada ! Basta ! Elle n’a qu’a vendre ses bijoux !  S’en suit dans la chambre, comme transformée en zoo, l’affrontement rugissant de deux monstres qui crachent leur mépris et leur haine réciproque. Une scène d’une violence inouïe que la bande son restitue épouvantée. Au passage, Golder se tiendra pour dit que sa fille n’est pas sa fille…

C’est pour elle, malgré tout, qu’il accepte d’aller au delà de ses forces, bien entamées déjà, et prend le bateau pour Moscou afin d’arracher aux cosaques un contrat pétrolier censé assurer une rente à vie pour Joyce. Pour ce qui est de ses propres vieux jours, Golder pourrait assener un de ses fameux : « J’m’en fous ! » Le voyage est exténuant. Au retour, il se meurt doucement. « La scène finale- la mort de Golder – permet aussi à Duvivier d’évoquer l’exil, thème qui l’a toujours attiré. Golder ne meurt ni dans sa patrie d’origine (la Pologne), ni dans son pays d’adoption, (la France) redevenu juif errant sur un bateau cerné de brumes » (…) « Le collage sonore accompagnant la mort de Golder : chants hébraïques, bruits mécaniques du bateau, valse lente – évocation des trois aspects essentiels de sa vie : ses racines, le monde des affaires, sa fille Joyce » témoignent de la formidable maitrise du langage sonore naissant par le maitre lillois.

Pierre Collier

 

Merci à Eric Bonnefille et son indispensable ouvrage, Julien Duvivier le mal aimant du cinéma français aux Editions de L’Harmattan.

David Golder à la Fourmi, dimanche à 14h45

 

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