Posté le 22.09.2015 à 11h10
Il a un faible pour les chemisettes hawaïennes. D'ailleurs, il en porte une sous sa veste Armani. « J'en possède 350, en rotation active dans ma penderie. Les plus anciennes sont remisées dans des malles. Ma femme, Nancy, les range par motifs et choisit en fonction de mon emploi du temps. En majorité, des fleurs tropicales et des automobiles ». Le 20 mai, John Lasseter, patron du groupe Disney-Pixar, géant de l'animation américain, trépignait dans l'attente de monter les marches cannoises pour présenter la dernière pépite du studio, Vice-Versa, de Pete Docter. De son côté, son fils, Bennett Lasset, présentait son court métrage au Marché du film. « Quelle fierté ! ».
Lors de sa dernière venue, en 2009, il avait d'autres préoccupations que le cinéma. « Une grande tournée de dégustation de rosé. Des côtes-de-provence au bandol, mon préféré. Avec Nancy, on a parlé à différents exploitants pour comprendre pourquoi il était supérieur à tous les autres et tenter de reproduire sa saveur incomparable. On a ramené 29 bouteilles dans nos valises ». De retour à Glen Ellen, dans la Sonoma Valley, la Provence de l'Amérique, les Lasseter ont acheté un vignoble et ouvert une cave. « Notre production est délicieuse. Les affaires marchent bien », se réjouit le producteur.
John Lasseter a 58 ans. Il est né à Los Angeles, dans le quartier populaire de Hollywood. Un père responsable des pièces détachées dans une concession Chevrolet ; une mère prof de dessin, une activité pour laquelle « Johnny » eut très tôt certaines aptitudes. Pour l'occuper pendant la messe, Jewell et Paul donnaient papier et crayon à leur fiston. « Sage comme une image sur le banc de l'église. Je passais mon temps à griffonner des BD, cela m'évitait de m'ennuyer. Quel que soit mon âge, j'étais toujours le rêveur de la classe. Quand j'ai pris conscience que je pouvais faire de l'animation mon métier, j'ai annoncé la bonne nouvelle à maman. Elle trouvait que c'était un objectif noble dans l'existence ». Aujourd'hui encore, John Lasseter a des marqueurs dans son sac. Parfois, il réalise des pastels. Mais le plus souvent, il s'exerce sur son iPad avec un stylet. « Mes collaborateurs ont conçu une application pour m'informer en temps réel de l'avancée des travaux sur nos projets en cours ».
Vingt en tout, répartis entre Pixar, dont il est l'un des cofondateurs, et Disney, le studio historique qui le faisait fantasmer enfant. « J'ai connu un choc grâce à Dumbo, la perfection absolue, d'une poésie inouïe, avec un héros qui ne parle pas. À 12 ans, j'ai écrit une lettre de candidature spontanée ! En 1977, j'entamais ma deuxième année d'études au CalArts lorsque j'ai vu Star Wars. Je me suis juré que j'arriverais à divertir le public de la même manière mais avec l'animation. Pourquoi n'y aurait-il pas dans ce domaine des équivalents de Lucas, Spielberg, Kubrick, Coppola ou Scorsese ? Des sources d'inspiration intarissables, au même titre que le célèbre auteur de cartoons de Warner Bros, Chuck Jones, mon mentor ». Quand, deux ans plus tard, il parvient à se faire engager avec son ami Tim Burton chez Disney, c'est la consécration.
Il commence par plancher sur Rox et Rouky, puis sur Tron, qui lui permet d'apprivoiser les effets numériques. « C'était l'avenir. À notre arrivée, les neuf vétérans de l'âge d'or, dont Ollie Johnston et Frank Thomas, nous ont tout appris avec enthousiasme ».
Il rejoint ensuite Lucasfilm Computer Graphics Group, une entité bientôt vendue à Steve Jobs, la figure d'Apple, qui la rebaptise Pixar et change son orientation. Désormais, le studio se consacre uniquement à l'animation 3D. Suivent une série de succès au box-office dont Toy Story, Monstres & Cie, Le Monde de Nemo. « On a ouvert la voie. Depuis, plus de 250 longs métrages ont vu le jour dans le monde ». En janvier 2006, quand Disney rachète Pixar, il devient le big boss de l'entreprise. Il a exigé de garder les deux pôles distincts l'un de l'autre. « Un studio n'est pas un bâtiment mais ceux qui le composent. Il évolue en fonction de son héritage ».
Disney et Pixar, deux cousins éloignés. Le premier est situé à Burbank, le deuxième dans la baie de San Francisco. « Disney reste assez fidèle aux traditions, Pixar invente, innove, expérimente. Encore maintenant, on est fier de notre esprit indépendant, on se considère toujours comme des rebelles ». Lui le premier, refusant d'assumer sa fonction complète. « Je supervise la partie créative, je laisse d'autres s'occuper du management et de la gestion, cela me paralyse. J'ai décidé de parier sur l'humain, pas sur des statistiques. Je soutiens des talents uniques qui imaginent des univers, des personnages et des aventures incroyables ». Les larmes lui montent soudain aux yeux. « Le véritable génie artistique, c'était mon frère, mort il y a seize ans. Il me reste ma sœur jumelle, Johanna, plus vieille que moi de six minutes, une brillante chef pâtissière ». Elle a servi de déclencheur pour Ratatouille.
John Lasseter a transmis sa vocation à ses cinq fils : deux producteurs télé, un réalisateur, un sculpteur spécialisé dans la confection de marionnettes et un petit dernier qui étudie la mise en scène. « Je leur ai répété de faire ce qu'il leur plaît, comme ça ils ne travailleront pas un seul jour de leur vie. Moi-même, je n'ai pas eu à grandir. J'ai gardé un entrain et un regard de gosse. Je me souviens que mes professeurs notaient sur mes bulletins ma tendance au songe éveillé. Je compartimente, je me concentre et j'oublie tout. Alors rien ne peut me tirer de cet état ». Pas même son téléphone portable, qui sort rarement de sa poche. À son poignet cependant, une Apple Watch customisée Mickey Mouse. « La faute à Steve [Jobs] ! Mais je ne rédige pas d'e-mails ni de SMS ». Il préfère s'échapper à bord de son authentique train à vapeur, pour faire le tour de sa propriété.
Il est très complice avec le maître de l'animation japonaise, Hayao Miyazaki. « Entre nous, l'entente est parfaite. Je ne comprends pas le japonais, il ne parle pas l'anglais. Mais on communique. On a fait de la randonnée ensemble au parc national Yosemite ». Il lui a dévoilé sa collection de Chevrolet héritées de son père, ses jouets vintage, son potager bio (« je suis un excellent cuisinier »), mais aussi les premières esquisses de Toy Story 4, qui marquera son retour en tant que réalisateur et scénariste en 2017. « Je veux raconter des histoires originales, crédibles, mémorables. Pour cela, j'effectue énormément de recherches. Rien n'est laissé au hasard. C'est le seul moyen pour devenir les meilleurs ».
Stéphanie Belpêche
(Publié le 14 juin 2015 dans le Journal du Dimanche)
---
Hommage au studio Pixar, en présence de John Lasseter
> John Lasseter présentera Toy Story le lundi 12 octobre à l'Institut Lumière (1ère salle) à 11h15 et Cars le mardi 13 octobre au Pathé Bellecour (1ère salle) à 17h30