Posté le 12.10.2015 à 12h57
« … Rires des enfants, discrétion des esclaves, austérité des vierges, horreur des figures et des objets d'ici, sacrés soyez-vous par le souvenir de cette veille. Cela commençait par toute la rustrerie, voici que cela finit par des anges de flamme et de glace (…) Voici le temps des assassins ». Arthurd Rimbaud, Les illuminations, Matinée d’ivresse.
On devrait toujours se méfier des jeunes filles qui attendent dans la rue, debout sous la pluie, trench-coat froissé et bibi de guingois vissé sur le crâne. Elles vous ont des airs d’innocence mais transportent le chagrin. Celle-ci est venue jusqu’aux Halles pour vendre ses salades ; des salades au goût amer, des salades au gardénal. On est en 1956, Julien Duvivier retrouve Gabin pour une septième et dernière collaboration. Il tourne ses extérieurs au pied de Saint–Eustache, dans cette sublime cathédrale de verre, d’acier et de boulons rivetés qu’est le Pavillon Baltard. On appelle ça « le ventre de Paris », ça tombe bien : la môme qui y fait irruption ne manque pas d’estomac. A peine a-t-elle vérifié l’adresse que Catherine, (Danielle Delorme), pousse la porte de chez Chatelin. C’est une belle brasserie parisienne avec des nappes blanches, de la lumière sur les cuivres, des effluves de jus de viande, des fumets de poissons qui flottent au dessus des banquettes de moleskine. Ça s’appelle Au rendez-vous des innocents et c’est peu de le dire ! La carte convoque les agapes d’un énième congrès « Rad-soc » : Écrevisses au chablis, poulet à la crème, quenelles de brochet, coq au chambertin, ce genre de choses… la clientèle en raffole ! Une clientèle haute en couleurs dont l’impayable Monsieur Prévost, collectionneur d’aspirantes comédiennes en chambre, interprété par le toujours suave Aimé Clarion, repéré ici même, à Lumière 2014, dans l’épatant Le café du cadran, (Jean Gehret, 1947), pertinemment exhumé par Bertrand Tavernier.
Au piano, comme on dit, André Chatelin, Master-Chef débonnaire mais sourcilleux qui suscite article de presse flatteur et rosette à venir. C’est Gabin qui s’y colle et c’est, comme toujours avec lui, avec une aisance confondante, une évidence définitive. Mais au delà de l’enceinte éclairée de ce barnum gustatif, c’est un film qui sent la brume et le chien mouillé. Un film en noir et blanc où il fait toujours gris. De ce film, un « jeune turc » de l’époque- dont il sera bien temps, un jour, de se payer la tête- a décrété que c’était le meilleur Duvivier. Soit. Quelqu’un qui par la suite va proposer à ses spectateurs Claude Jade, (Claude Jade!) comme icône féminine générationnelle est-il tellement autorisé à distribuer les bons points auprès de ses aînés ? Mais c’est une autre histoire. D’autres en leur temps taxèrent le film de misogynie. Pourtant les seuls personnages décillés qui traversent le récit, ceux qui tirent les ficelles de ce sinistre théâtre de marionnettes, sont tous féminins.
Alors ? Et bien, Nihil novi sub sole, toujours le même procès fait à Duvivier, coupable d’excès dans la noirceur. Il a beau se défendre au moment de la sortie du film : « Je crois que nous sommes entourés de monstres comme ça. On n'a qu'a lire les journaux, c'est quelque chose d'effrayant. Je crois que nous sommes comme ça depuis vingt ans, nous sommes au temps des assassins. Nous sommes absolument entourés de monstres et je connais, moi, des jeunes filles qui sont exactement pareilles au personnage de Catherine, je crois avoir fait quelque chose de violent, mais tout à fait logique. » Rien n’y fait ! C’est intéressant cette notion des vingt dernières années écoulées. Outre que c’est précisément la portion de temps que Georges Sanders envoie à la figure de Ann Baxter, dans All about Eve de Mankiewicz, alors qu’il s’apprête à confondre l’usurpation d’identité de cette autre jeune intrigante pour mieux la faire sienne : « Je vous appartient ? Je n’en crois pas mes oreilles ! Ça fait féodal tout droit sorti d’un mélodrame. - Comme tout ce qui se passe dans le monde depuis les vingt dernières années… » Vingt années c’est précisément ce qui sépare Voici le tempsdes assassins de La belle équipe et là, force est de reconnaître que « quand on s’promène au bord de l’eau », la fête est finie !
« All about Eve » sorti sur les écrans français en avril 1951 retrace le même parcours d’une intrigante, à la jeunesse passée par pertes et profits, qui a le don de se poser là pour devenir soudainement incontournable. Dès la scène d’ouverture, elle apparaît dans le même accoutrement de passe muraille, imperméable et chapeau bizarre, elle patiente attendant son heure avec, dans son maigre bagage, ingratitude et perfidie, mensonge et manipulation.Insoupçonnable dans un premier temps, « un agneau dans une jungle de béton », elle n’aura de cesse, de prendre la place d’une actrice célèbre, vedette des planches partout célébrée. Catherine, elle, ne convoite pas la pluie des applaudissements, la lumière et l’adulation des foules, elle veut la caisse tout simplement ! On est en France, pays de Thérèse Raquin et des Diaboliques. Et on est chez Duvivier, ça n’est pas moins sournois mais plus violent.
Donc un beau jour de l’hiver 56, un ange, « un ange de glace », une frêle jeune fille à léger strabisme se présente au grand chef : « Qu’est-ce que vous voulez mademoiselle ? - Je voudrais vous parler de Madame Chatelin - Ma mère ? Qu’et-ce qu’elle a ma mère ? - Non pas votre mère, Madame Chatelin votre femme ! - Aah ! Mon ancienne… ben qu’est-ce qu’elle veut encore ? Vous êtes une parente ? - Oui, je suis sa fille. - Ah ? Qu’est-ce qu’elle veut d’l’argent ? - Non. - Oh, vous savez j’en ai pris l’habitude hein ! D’puis vingt ans qu’on est divorcés, chaque fois qu’elle me donne de ses nouvelles c’est pour me taper alors… vous avez quel âge ? - Vingt ans ! ».
Et voilà ! Se pose-t-il la question de savoir si c’est sa fille ? Apparemment pas. Le film non plus, d’ailleurs, qui nous montre l’homme à la toque virer progressivement toqué de cette ingénue empoisonnée. « Les filles nous font pas peur parce qu’elles sont toutes petites / Mais elles nettoient dans nos cœurs à la dynamite * ». Pas mieux !
Une garce d’anthologie en vérité, vénale, fourbe et manipulatrice qui, une fois dans la place - ici la chambre d’amis, mesurons l’ironie – à coups de mensonges répétés, va faire un strike dans la vie cloisonnée du cordon bleu limonadier. Un Escoffier bientôt cocufié qui, pour deux beaux yeux luisants comme du charbon ciselé va, avec tous, consciencieusement se fourvoyer. Sa propre mère d’abord : formidable Germaine Kerjean, sèche comme une sicilienne dévalée des pentes du Stromboli, dupe de rien et experte à décapiter un poulet d’un simple coup de fouet, elle tient une guinguette en bord de marne où Gabin-Chatelin, comme en échos au Jeannot de La BelleEquipe, chaque fin de semaine, s’en vient « guincher ». Là encore, le soleil du Front Popu a déserté, tapi derrière les peupliers, le chemin de halage s’est fait boueux et l’utopie communautaire foulée au pied dans un pas de danse mal accordé. Gérard, ( Blain, en premier de la classe à gros chien en attente du Beau Serge), que Chatelain couvait sous son aile en pensant au fils qu’il n’aura jamais se retrouve encastré dans une pile de cageots et durablement mis à l’index. Tout le monde y passe, la vieille boniche comme le petit personnel ! Et puis, enfin, la vérité éclate. Ce n’est pas pour autant que la lumière se fait jour au travers du fatras des rancœurs recuites et des homicides bâclés. Il est trop tard. Mais au terme de ces atrocités sublimées par la photographie somptueuse d’Armand Thirard et la mise en scène virtuose de qu’il convient d’appeler un auteur avant même que le concept de « politique des… » en soit inventé, un an plus tard, par André Bazin, on aura assisté à un chef-d’œuvre du cinéma français, judicieusement réhabilité.
Laissons le dernier mot à Raymond Chirat : « (…) L’histoire s’englue peu à peu dans la boue et le sang, mais le récit est toujours supérieurement mené et l’accumulation de détails outranciers opposés à des décors réalistes finit par déboucher sur une sorte de baroquisme savoureux. (…) La reconstitution des Halles est d’une grande habileté, elle plante un décor précis, observé avec une espèce de sécheresse, de froideur objective, comme un constat. Du Zola sans lyrisme. La poésie de l’ignoble ne vient qu’ensuite ».
On devrait toujours se méfier des jeunes filles qui attendent dans la rue, debout sous la pluie, trench-coat froissé et bibi de guingois vissé sur le crâne…
Pierre Collier
* Caterpillar Alain Souchon, 1999.
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