Scorsese-Tavernier, en parallèles

 


Posté le 16.10.2015 à 9h58


 

FACE-À-FACE - Ils ont un an d’écart, se connaissent depuis les années 1970, lorsque Bertrand Tavernier défendait Mean Streets et l’amenait jusqu’à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes. Ils se voient régulièrement, s’échangent des DVD et ont même tourné ensemble, l’un dirigé par l’autre, pour Autour de minuit (1986).

 

 

Martin Scorsese et Bertrand Tavernier partagent la même passion démesurée pour le cinéma, le même sens de la transmission modeste et généreuse, à travers la World Film Foundation pour l’un, l’Institut et le festival Lumière pour l’autre. Ils ont la même admiration pour John Ford, William Wellman ou Michael Powell. Mais au-delà de leur cinéphilie légendaire, d’autres points communs expliquent la chimie des « affinités électives ». En premier lieu : leur éclectisme. Drames, épopées en costumes, comédies, films noirs, fictions et documentaires, l’un et l’autre se seront frottés à tous les genres avec le même appétit. Comment, Martin Scorsese n’aurait pas tourné de film de guerre contrairement à Bertrand Tavernier avec Capitaine Conan ? Mais « Marty » voit dans The Big Shave, court métrage dans lequel un homme se rase jusqu’à l’automutilation, « un film contre la guerre du Vietnam ».

Tous deux sont doués d’éloquence: l’un avec le sens du théâtre, une voix de stentor et ces ponctuations enthousiastes (« Formidable ! » « Epatant ! »), l’autre avec un débit de mitraillette qui dément la réserve affichée. Ils peuvent parler des heures, avec passion, humour et de grands éclats de rire des films qui les ont marqués, enchaîner les références ésotériques pour le profane. Scorsese et Tavernier témoignent de la même fidélité : aux acteurs – De Niro, Di Caprio pour l’un, Noiret, Torreton pour l’autre –, aux scénaristes – Paul Schrader/Jean Aurenche –, aux décorateurs – Dante Ferretti/Guy-Claude François–, aux cadreurs – Michael Balhaus/Pierre William Glenn –, à un(e) monteur(se) Thelma Schoonmaker / Armand Psenny. Ils ont de la mémoire, une autre forme de fidélité : dans son documentaire, Italian American, Martin Scorsese retrouve ses parents le temps d’un week end pour un retour aux racines et au quartier de Little Italy.

 

 

Dans Lyon, le regard intérieur, un documentaire de 1988, Bertrand Tavernier revient à la ville des origines et à ce père poète, philosophe, résistant dont il n’a cessé de saluer l’héritage – il rend hommage à sa mère dans le livre d’entretiens avec Noël Simsolo, Le cinéma dans le sang. Les deux cinéastes ont fait confiance à nombre de jeunes acteurs : il y eut De Niro, Harvey Keitel, Jodie Foster, puis Di Caprio, Matt Damon et il y aura Andrew Garfield et Adam Driver chez Martin Scorsese. Julie Delpy, Marie Gillain, Philippe Torreton, Mélanie Thierry, Raphaël Personnaz pour Tavernier.

Tous deux ont jeté un regard sans complaisance sur l’Histoire, les mythes et les boucheries de leur pays, – Gangs of New York, La vie et rien d’autre –, sur le racisme, le capitalisme et la lutte des classes – Boxcar Bertha, Le juge et l’assassin –, ou les travers de l’industrie du spectacle – The king of Comedy, La mort en direct.

Enfin, ils sont l’un et l’autre des mélomanes insatiables. Si l’un est plutôt jazz (Autour de minuit), l’autre résolument rock (No direction home : Bob Dylan, Shine a light), mais ils se retrouvent tous deux autour du blues (Mississipi Blues, Feel like going home). Lorsque Scorsese tourne, en 1976, l’un des plus beaux films qui soient sur un concert rock (The last Waltz), pour l’adieu à la scène de The Band, le batteur du groupe, Levon Helm, tape sur sa caisse claire en chantant ses ballades sudistes de sa voix éraillée. Trente et un ans plus tard, atteint d’un cancer de la gorge, il hante le film de Tavernier, Dans la brume électrique, en fantôme du général confédéré qui réconforte Dave Robicheaux/Tommy Lee Jones. Rock’n’roll will never die.

Pierre Sorgue

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