Posté le 15.10.2015 à 11h59
Duvivier n’a pas de style. Ou plus tôt si ; il les a tous mais ça l’emmerde d’avoir à en choisir un. On dit aussi qu’il n’avait pas de mémoire, que ça l’obligeait à prendre des notes, à faire des fiches. Comme Raymond Chirat. Raymond la science, Raymond la passion. Un type comme ça ne devrait jamais mourir. La première fois que Raymond prend des notes c’est durant la projection de Un carnet de Bal de Duvivier, justement. On est en 37. A partir de ce jour, il va tout noter : sur les films, les producteurs, les réalisateurs, les comédiens… il deviendra intarissable et indispensable à la construction de toute bonne cinéphilie. Mieux qu’une balise, un phare. Il vient de nous quitter, est-ce que ce monde est sérieux ?
Duvivier, ce qui l’intéresse c’est de passer d’un style à un autre. C’est comme ça qu’il enchaine drame psychologique, (David Golder), policier, (La tête d’unhomme), chronique coloniale, (La bandera), mélodrame exotique, (Pépé le Moko), fresque sociale, (La belle équipe)… autant de pépites couvertes de suie, la noirceur étant la marque du bonhomme. Dans Un carnet de bal, il fait plus fort encore, passant d’un style à l’autre au sein du même film ! Ce faisant, il invente le film à sketches. Hollywood, Joseph Manckiewicz en tête, lui en sera dûment redevable. Comment définir le cinéaste à défaut du style d’icelui ? Là encore, on se perd en conjecture tant l’homme semble être un oxymore vivant. Populaire et misanthrope, technicien et poète, athée et auteur d’une crucifixion, sentimental et cruel, artisan et artiste, français et polyglotte, Julien Duvivier déploie son petit théâtre de la cruauté, quelque soit le genre abordé, autour d’une récurrence : son pessimisme foncier envers le genre humain. A ce titre Un carnet de bal est un film amer, triste, désabusé, pour tout dire cafardeux.
Pourtant, présenté à la Mostra de Venise à l’été de 1937, il y remporte la Coupe Mussolini du meilleur film étranger, brûlant la politesse à Jean Renoir et sa Grande Illusion ! Alors quoi ? Tout d’abord, à l’affiche un casting quatre étoiles. Pas tant chez les femmes - Marie Bell et son jeu compassé ne font pas l’économie d’une évidente mièvrerie quand à Françoise Rosay, jetlag et peroxydée, elle semble avoir fumé tout un missel - que chez ces messieurs. Jugez plutôt : Harry Baur, Raimu, Louis Jouvet, Fernandel, Pierre Blanchar, Pierre Richard Willm ( #mateunpeumonpulljacquard ), n’en jetez plus ! Ne manque que Michel Simon et Gabin. (Duvivier n’aurait pas dit non mais, avec le Jeannot, il y a de la fâcherie dans l’air…) Et puis l’histoire : «Christine Surgère, oisive, fortunée et veuve depuis peu, vit dans une splendide maison au bord du lac de Garde. En fouillant dans ses affaires elle retrouve le carnet de son premier bal, alors qu'elle n'avait que seize ans. Huit noms de danseurs qui, chacun, lui firent la cour y sont inscrits. Nostalgique et déprimée, elle décide de savoir ce que sont devenus ses cavaliers d'autrefois et part à leur recherche. »
C’est parti pour le long recensement d’une psyché masculine en capilotade, façon mezzé. C’est à dire plus ou moins doucereux plus ou moins relevé. On passe sur certaines prestations insipides ou cabotinages en roue libre pour dire un mot du grand Harry Baur, montagne d’humanité groggy qui finit par accoucher d’une souris : il est entré dans les ordres pour y trouver l’oubli. Autrement plus flamboyant, Jouvet est un avocat marron, devenu roi de la nuit, qui carbure au champagne et au cynisme millimétré. Enrôlant dans son cabaret des girls emplumées pour la façade et des blondes platinées pour la poivrade, il initie en parallèle une bande de pied nickelés aux escapades nocturnes en banlieue cossue. Le tout en multipliant les aphorismes de son débit saccadé. Raide comme un passe-lacet il est sur le point de se laisser attendrir à l’évocation, par Christine, du poème de Verlaine qu’il lui récitait jeune homme : « Dans le vieux parc solitaire et glacé /Deux formes ont tout à l'heure passé. » C’est le moment choisi par la maréchaussée pour venir lui poser les bracelets ! Grand seigneur, il refuse alors que cela soit fait en présence de la dame. Nouveau prénom biffé sur le carnet… Mais le morceau de bravoure est à venir.
Lucette Destouches se souvient être allée, avec son mari, rendre une visite d’amitié à Marie Bell durant le tournage. Faut-il y voir une relation de cause à effet qui donne au sketch mettant en scène Pierre Blanchar en médecin avorteur borgne ce tour célinien ? Par ailleurs, Julien Duvivier fut de ceux, nombreux, qui se mirent sur les rangs pour porter « Le voyage » à l’écran.
Septième danse, Thierry Raynal, Impasse Capdenac, Marseille. Le front perlé des fièvres saïgonnaises, Thierry rature un plancher de guingois de son pas fébrile, désordonné. Il prend sa tête, marmite bouillonnante, entre ses mains soignées et pointe un unique œil vers cette élégante à la trouble beauté. « Encore un ange à faire passer ! », pense t-il. Les murs résonnent du fracas du port et de ses grues grinçantes d’animosité. On les voit si proches, par la baie vitrée, comme des caméras de surveillance qui perdraient la tête à leur tour. C’est une femme sans âge, Gaby, qui a introduit Christine au salon. Une souillon avec des punaises fichées à la place des yeux ; aussitôt la caméra semble boiter, elle a le mal de mer. Depuis Eisenstein, les formalistes russes ou les expressionnistes allemands, plus personne n’incline à l’oblique son cadre de cette façon là… Welles y reviendra. En attendant c’est Caligari sur la cannebière et ça fait son effet ! Comme il prépare ses aiguilles, ses compresses, voilà qu’elle lui parle d’amitié. Qui est cette femme ? De son œil blanc de poulet ventriloque, il tente de la déchiffrer sous l’ombre portée du feutre puis ils s’assoient sur un canapé, le temps de nous laisser souffler.
(Pour une entame de scène aussi démente, prière de se reporter à l’irruption de Klaus Kinski, a.k.a Karl-Heinz Zimmer, dans L’important c’est d’aimer, (1975), au moment où il déboule dans l’escalier en colimaçon de l’Hôtel des Beaux Arts en se séchant les cheveux au son de la sublime « Ballade dérisoire » de Georges Delerue).
« Ah, j’y suis en effet ! Je vous ai déjà soigné une fois à Saïgon, oui, mais il me semble me rappeler que tout s’était très bien passé ? Alors ? (… ) Ah et puis assez de devinettes ! J’en ai vu des visages, des blancs, des noirs, des rouges, des jaunes… Alors Madame, vous comprenez ! Qu’est-ce que vous voulez ? Qui êtes vous ?» Notre Bardamu à veston croisé va, un temps, tenter de dénouer ses nerfs et prêter une oreille. Elle dit des mots comme « jeunesse », « études », lui parle de danse… il se souvient alors et, sitôt, s’inquiète de la disgrâce occasionnée par son œil perdu. Une histoire de sauvetage de nègre au fond de la brousse. Elle dit « Mon pauvre ami ! » et, d’animal traqué, le voilà rendu à la tendresse. « ami », « amitié », ces mots là lui font l’effet d’une douche tiède, une caresse dans les cheveux. Il manque vaciller, reprend espoir, lui prend les mains. Une braise vient de rougeoyer au fond d’un poêle éteint : « Il ne me faudrait qu’un peu d’amitié ! » Pour qu’il cesse de se vérifier à chaque fin de phrase dans le regard, hors-champ, de la harpie qui s’agite en cuisine et semble l’avoir mis sous l’éteignoir de turpitudes anciennes. Pour qu’il retrouve, enfin, de l’amour propre dans ce meublé crasseux. « Un peu d’amitié… perdue ! Voilà. Nous pourrions peut-être nous revoir de temps en temps ? - Bien sûr - Nous écrire ! - Mais oui souvent - Je ne sais pas moi, lire les mêmes livres ! Ah si je pouvais être moins triste ! ». Revigoré, il la somme de rester pour le déjeuner. Comme il va pour lui servir du vin, sa main tremble, renverse la bouteille, le « palu » s’est invité à table. Une soudaine crise de démence qui fait tanguer le salon comme un chalut balayé par la tempête. Christine s’enfuit. C’est fini. Gaby délivre sa sentence : « J’t’en foutrai moi des amies d’enfance ! ». Blanchar n’est plus qu’une loque pantelante, l’acteur et immense. A bout d’humiliation, il enferme sa proie à double tour. Le croassement des grues redouble, les sifflets du port sont comme ceux du couvercle d’une cocotte prête à se soulever. Il s’agrippe au tiroir de son bureau, en sort un pistolet qu’il arme en tremblant. Elle n’est plus qu’un perroquet en cage qui hurle, s’agite et se cogne aux quatre coins de l’appartement. Il avance vers elle, cette fois bien résolu à tirer un trait sur le chaos. Cut. Ce segment du film, découvert le temps d’une soirée d’enfance, (indispensable Au cinéma ce soir d’Armand Panigel, alors au programme, chaque jeudi soir, de la première chaine de télévision), fut à l’origine d’une authentique Nuit de la peur toute personnelle !
On l’a dit, Duvivier ne fait pas des films, il fait des rêves comme des cauchemars. « Un carnet de Bal, c’est comme deux rêves qui s’entrechoquent : celui du passé qu’elle a vécu dans sa jeunesse avec ces hommes et le cauchemar présent de ce qu’ils sont devenus : des fantômes encore vivants de ceux qu’elle a connu jadis comme dans un rêve mort. »
« Le génie c’est un mot, le cinéma c’est un métier. » a dit julien Duvivier. Il est un génie pourtant qui le tint toujours en haute estime, Orson Welles soit même.
Pierre Collier
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Un carnet de bal, de Julien Duvivier (1937, 2h)